Le silence de l’Apprenti

Homme assis de dos sur un rocher, sous un arbre, méditant en silence devant un vaste paysage provençal.
Seul face au paysage, il écoute le silence du monde

Au cœur du chemin initiatique, le silence de l’apprenti franc-maçon n’est ni une simple règle disciplinaire ni une coquetterie rituelle. Initialement publié dans L’Olivier n°6, cet article, que nous rendons désormais accessible à tous par la voie d’Internet, ouvre l’espace intérieur où l’écoute devient possible et où la parole retrouve sa puissance créatrice.

Et si le plus grand secret maçonnique n’était pas à dire, mais à taire …

Quand le silence échappe au dictionnaire

Quand j’ai une recherche à effectuer, mon premier réflexe est de me saisir du dictionnaire et de lire la définition. J’avais une idée précise. Ce n’est pas la signification que je cherchais, tout le monde connaît le mot silence, je voulais savoir comment était défini le mot. Est-ce que le silence est défini comme absence de bruit ? Le silence serait l’inverse du bruit. Ou bien est-ce que le silence est défini par sa nature propre, et dans ce cas quelle est-elle ? Une nature propre et autonome du silence signifierait que le silence et le bruit peuvent coexister – exister dans le même temps -. J’ouvre et je lis : « Silence : Nm – absence de bruit, fait de se taire. »

Le silence est l’absence de bruit, c’est le fait de se taire, le silence intérieur, c’est l’absence de bruit intérieur, le fait de se taire dedans ! J’avais fini mon travail, quand une petite voix dans ma tête me dit : Est-ce que le bruit se transforme en silence quand personne ne l’écoute ? J’avais compris que je n’avais pas complètement cerné mon sujet. Les scientifiques ont réussi à créer du silence. Dans des caissons anacoustiques, à un moment précis, des capteurs ont signalé sur des écrans aux scientifiques à l’extérieur de la pièce qu’il n’y avait aucun bruit de quelque sorte que ce soit à l’intérieur du caisson. Ils avaient créé du silence. Mais, et c’est souvent un paradoxe de la science, les moyens mis en œuvre pour démontrer ce phénomène ne sont plus de l’ordre de l’humain. En effet, à la place d’un capteur, je place au centre de la pièce un homme ou une femme et je lui demande d’écouter le silence, que se passe-t-il ? Dans un premier temps, plus un bruit, une sensation d’assourdissement. Mais très vite, une fois que mon être s’est accordé avec le milieu dans lequel il est plongé, je commence à entendre ma respiration, les frottements de mes vêtements, le bruit de mes mouvements dans l’air, ma salive.

Alors je ne respire plus, je ne bouge plus, je ne déglutis plus, et là, j’entends les battements de mon cœur, puis un sifflement dans mes oreilles. Arriverai-je à arrêter mon cœur, à ne pas battre des cils ? Parviendrai-je alors à entendre la circulation des liquides dans mon corps, mes échanges cellulaires et que sais-je encore ? Tout ça pour dire que la définition du silence comme absence de bruit n’est pas perceptible par l’homme, par conséquent, pour l’homme, le silence n’existe pas. Et pourtant partout il en est question, nous sommes constamment en relation avec le silence, c’est un enjeu puissant, nous le verrons plus tard pour une grande partie de l’humanité spirituelle. Il faut donc en convenir : le silence n’est pas défini uniquement par l’absence de bruit, le silence a une nature propre et il coexiste en permanence avec le bruit.

Silence et nature : une même toile de fond

La recherche du silence n’est pas opposée à la notion de bruit ou de son.

C’est ce que raconte un moine bouddhiste, d’une expérience vécue au cours d’une retraite méditative dans un ermitage au sommet d’une montagne. Il était seul, bien sûr, et tous les matins avec le lever du soleil, il entrait en méditation. Chaque matin des petits oiseaux venaient sur le toit de sa cabane et chantaient gaiement. Chaque matin, il était perturbé par ces oiseaux au cœur de son silence méditatif, et plus il s’enfonçait dans sa méditation, plus le chant de ces oiseaux lui déchirait les tympans, l’entraînant dans des colères monstrueuses contre ces créatures malfaisantes et contre la création elle-même. Le jour où il s’est rendu compte de sa situation : être un ermite volontaire, seul au sommet d’une montagne, qui crie et gesticule contre des petits oiseaux qui chantent au lever du soleil. Ce jour-là, il a admis que le silence est ailleurs et que sa méditation et le chant des oiseaux n’ont rien d’incompatible. Le silence est unique et continu, il est égal et constant, il n’a pas de dedans et pas de dehors, le silence est un tout, comme une toile de fond primordiale sur laquelle viendrait s’inscrire l’histoire de la nature. C’est dans la conscience de la coexistence du silence et de la nature, puis dans l’exercice de ce lien conscient entre le silence et la nature que l’homme peut saisir l’ordre cosmique. Même si saisir n’est pas le bon mot !

Dès lors que l’on conçoit le monde de cette manière, certaines pratiques deviennent plus lisibles et cohérentes. Je me suis rendu à l’évidence que ces notions de rapport entre le silence, le Un, le grand Tout ou l’inconcevable et la nature, le multiple, l’humain, le concevable, ces rapports étaient très similaires du nord au sud et de l’est à l’ouest. Ce n’est pas nouveau, de nombreuses recherches ethnologiques, historiques, voire géographiques ont travaillé sur ce sujet et je ne parle même pas de toutes les religions transcendantes ou les ésotérismes.

Le silence, pierre angulaire du caractère

Il faudrait des recherches approfondies et sûrement beaucoup plus que le travail que je livre ici, pour trouver et prouver que les points communs sont plus forts que les distinctions dogmatiques, mais ce ne serait pas impossible. Sûrement moins impossible que de convaincre l’ensemble des participants à cette création qu’il en est ainsi.

Je lis dans “L’ÂME INDIENNE” : « Si la nature est le grand livre du grand mystère, il s’agira d’en lire les enseignements dans le recueillement silencieux. Si vous demandez : “Quels sont les fruits du silence ?” Il vous répondra : les fruits sont le contrôle de soi, le courage authentique, la persévérance, la patience, la dignité et la vénération. Le silence est la pierre angulaire du caractère. Gardez votre langue quand vous êtes jeunes et avec l’âge, il se peut que mûrisse en vous une pensée utile à votre peuple. »

Le silence des apprentis, école de l’écoute

Alors là, je suis obligé de faire un arrêt et de revenir à notre loge. Tout le monde aura entendu avec moi une profonde similitude avec le silence des apprentis. « Au début, gardez votre langue. » C’est une forme de silence imposé qui ouvre sur l’écoute. Ce n’est pas seulement une figure de style ou une humiliation qui tendrait à dire : « Tu es nouveau, ce que tu pourrais dire serait ridicule et sans intérêt. » Il faut envisager l’écoute comme une pratique à part entière, une pratique qui n’est pas forcément donnée d’entrée de jeu et qui de toute évidence peut être taillée, polie, retravaillée constamment. L’écoute apparaît alors comme le passage vers le silence intérieur, ce n’est pas l’oreille qui est la limite ou le seuil, c’est l’écoute.

Le silence des apprentis est le premier apprentissage : apprentissage à écouter, c’est-à-dire à faire coexister le silence et le bruit. Ce silence/écoute n’est pas passif, il est très actif, c’est même une action humaine dans laquelle la qualité de l’individu va commencer à se bâtir. Quand je parle de qualité, je ne parle pas de valeur, bien sûr. Le grand chef sioux pose l’écoute comme la condition sine qua non pour que, peut-être, une pensée utile puisse jaillir. Déjà dans le cabinet de réflexion, l’apprenti qui n’est pas encore apprenti rencontre le silence. Là déjà, le processus s’enclenche, ce n’est que lorsque le silence intérieur est établi, que les contorsions de l’esprit profane s’apaisent, que les symboles se mettent à parler. Si le principe de l’écoute n’est pas enclenché, quelle révélation peut lui être faite ? Là encore, il ne s’agit pas d’imposer un silence disciplinaire qui serait inopérant. Il est très difficile d’ailleurs, ou très subtil, de faire la différence, puisqu’en l’occurrence, seule l’acceptation et la démarche offrent la perception de la différence. Certains peuvent encore ressentir cette obligation de silence comme une humiliation, il ne s’agit pas d’humiliation mais d’humilité.

« Le silence est le trésor des humbles », comme le dit Maurice de Maeterlinck, « ma plus grande richesse est un profond silence dans lequel je travaille et développe ce que ni le feu ni l’épée ne peuvent me prendre » (Goethe) et par l’apprentissage de ce silence en humilité, l’apprenti récolte les fruits du silence dont parlait le chef Sioux. À ce point, ou plutôt tout au long de ce processus, l’humilité rejoint la noblesse.

La chaîne d’union, école du silence partagé

Dans le rituel, il y a un autre moment de silence, c’est un moment de silence collectif, c’est la chaîne d’union. À ce moment du rite, il n’est plus question de grade ou de positionnement, la chaîne se forme sur le principe de l’unité, tous au même niveau et chacun dans le même rapport avec le silence.

Ce point de vue particulier me permet de vivre, d’expérimenter ma place au sein d’un groupe, mais bien plus encore ; je suis le groupe et le groupe est moi. Si l’on peut dire que la pratique du silence recouvre en fait la totalité du chemin spirituel, qu’il est présent dans toutes les formes de religions et même chez les non-religieux, pourquoi un individu occidental contemporain a autant de mal à faire le premier pas ?

La face sombre du silence

Le silence est effrayant.

Le silence me terrorise. Quand les bruits de la ville s’estompent peu à peu jusqu’à disparaître, que se répandent des nappes de silence de plus en plus denses, mon sang se glace, ma superbe unité se dissout, je suis fragile. Là dans le recoin ou dans la nuit noire, sous mon lit, se tient tapi, attentif et sournois, le malheur, l’inconnu qui va s’abattre sur moi. « Et lorsque l’Agneau ouvrit le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel. » Ce n’est plus le silence doucement recherché, il s’agit d’un silence terrifiant qui s’impose et résonne si fort qu’il arrête les bruits de notre train-train quotidien. Il induit l’angoisse. L’ennemi est là, les animaux se taisent, le vent suspend son souffle.

Il n’y a rien de naturel dans ce bruyant silence, c’est une alerte lancée aux sens de l’homme de l’avancée de la mort.

« C’est parce qu’elles sont silencieuses que la mort et la nuit sont perçues de même nature », écrit André Neher. Le silence désoriente, ouvre les vannes de l’ambiguïté du monde et si l’homme ne possède pas de ressources pour en jouir, il finit par céder à la peur. Les remparts de protection s’écroulent et c’est le retour du refoulé, l’irruption du fantasme. En parallèle et plus au niveau sociétal, on se demande si toutes les chances sont proposées à l’homme occidental contemporain pour aguerrir son lien avec le silence. S’appuyant sur cette réalité de la peur humaine pour le néant, il semble que tout soit fait pour qu’un bruit continu remplisse les espaces de silence. À ce sujet, Max Picard dit : « Il semble que le dernier reste de silence existant doive être refoulé, qu’ordre ait été donné d’arrêter le silence dans chaque homme et chaque maison, de le traiter en ennemi, de l’anéantir », et c’est une litanie sans fin qui accompagne l’homme au fil des jours et exerce son effet narcotique. Cette logique se conjugue avec la logique productive et commerçante qui considère le silence comme un espace vide qui ne sert à rien. Il occupe un espace et un temps que l’on s’empresse de rendre plus fructueux comme le petit parc ou le terrain vague au cœur de la ville. Si on considère que le silence est le trésor des humbles et que, comme disait Goethe, « il développe des facultés et des pouvoirs que l’on ne peut me prendre, alors cette entreprise de démolition et de brouillage peut être interprétée comme une tyrannie ». Mais c’est aussi la nature de l’homme qui, si on rapproche le silence de la mort, ressent au plus profond de lui une angoisse et fera tout pour se rassurer, pour conjurer le silence. La tyrannie n’est possible que si le sujet l’accepte. Mais qui peut arrêter le silence ? Le silence est la toile de fond où vient se peindre l’ordre de la nature. Et l’homme dans cet ensemble bien plus grand que lui, s’il croit pouvoir bouleverser les équilibres, se trompe profondément.

Quand le silence fait naître la parole juste

Je veux revenir à l’écoute et à la Loge. On voit bien la situation qui consiste à écouter le discours d’un frère ou même l’écoulement du rituel. Si cette écoute s’arrête à l’oreille et qu’à l’intérieur de ma tête je commente, je reprends, je précise ce qui se dit alors à mon niveau, il ne se passera rien, aucune transformation, aucun transfert d’énergie, aucune forme nouvelle, simplement l’agitation de mon petit bocal. Le discours intérieur a le même impact narcotique sur mon individu que le son de la télé que je laisse allumée pour me sentir moins seul. Je serai rassuré par ma propre pensée et ma propre voix, mais je n’aurai guère avancé sur le terrain de l’inconnu. Ou bien peu. L’écoute nécessite de se placer dans le silence, d’interrompre le discours intérieur comme j’interromps ma parole. Quand chacun des Frères sur les colonnes ou à l’Orient est placé dans le silence et qu’il écoute, alors au sein de la loge se crée une unité, une égalité, un équilibre qui renforcent celui qui parle et propulsent les mots prononcés vers leur puissante signification ; comme la force d’un trait de pinceau sur la toile de l’artiste peintre, comme la force d’un craquement de meuble au cœur de la nuit. Comme la musique ! Alors rompre le silence devient un acte de force.

Tout le monde connaît l’adage : « Ne dis rien, si ta parole ne vaut pas mieux que le silence. » On l’emploie souvent pour dire élégamment à quelqu’un de fermer sa gueule, mais dans la perspective du silence, respecter cet adage revient à créer un monde très différent du nôtre.

Il faut de la sagesse pour connaître ce monde, de la force pour y prendre sa place, alors on pourra en contempler la beauté. Prendre la parole est un acte très puissant et très complexe. Toute la connaissance consistera à maîtriser les passages ; du bavardage, du bruit ou de l’agitation vers le silence, de même, à partir du silence vers le verbe. Je considère alors le rituel comme un balisage érudit de ce déplacement. Les symboles orientent les Frères, les coups de maillet rythment la progression, tout concourt à ce changement d’état qui rassemble les membres de la loge dans le silence et dans l’écoute. L’initiation, qui continue bien après la cérémonie de l’initiation, consolide le Frère dans sa maîtrise du silence, de l’écoute et de la prise de parole. Il devient d’une certaine manière un maître du silence et, à ce titre, il peut guider les autres dans ce parcours initiatique.

De ce point de vue, nous ne parlerons plus de secret maçonnique, mais de silence maçonnique, qui consiste à savoir se taire, bien plus qu’à taire un savoir. Je suis depuis le début de ce travail au cœur du paradoxe, celui évidemment qui consiste à parler sur le silence, à parler du silence.

Le silence se pratique, il ne s’argumente pas, il ne se décrit pas ou si mal, alors je propose de finir ma phrase, de vous remercier de votre écoute et de vous rejoindre dans le silence, ni intérieur, ni extérieur, mais le silence au cœur de la loge.


Le centre de l’idée

Cet article montre que le silence n’est pas une simple absence de bruit, mais une toile de fond toujours présente, où viennent se déposer les sons, les pensées et les paroles. Pour l’apprenti franc-maçon, le silence devient école d’écoute, d’humilité et de transformation intérieure. La société moderne, saturée de bruit, redoute ce vide qui renvoie à la mort et à l’inconnu, alors que le travail initiatique consiste justement à passer du bavardage au silence, puis du silence à la parole juste.


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